Musée Archéologique Henry Prades

« PLAN B »

L’ENFER MODERNE ET LE CIEL

En vingt-six siècles, le temps, le vent, la poussière, la lumière, l’eau… la nature, finalement, a repris ses droits sur les architectures pragmatiques et carrées de l’ancien port de Lattes. Les murs de pisé ont fondu. Il ne reste que des fragments de la cité que des chercheurs découvrent morceaux après morceaux. Aujourd’hui, dans ce bâtiment moderne de béton banché se concentrent certains de ces restes, de verre, d’or et de pierre. Un devoir de mémoire nécessaire et passionné pour mieux appréhender notre présent tourmenté. Depuis 2008, le Musée explore ce temps chiffonné cher à Michel Serres. Johan Creten, Nora Martirosyan, Emmanuelle Étienne, Mehdi Melhaoui, Laurette Atrux-Tallau, Delphine Gigoux-Martin, Stephen Marsden, Hubert Duprat, Julien Gardair ou Lucien Pelen, artistes contemporains invités, ont tenté le dialogue avec ces fragments fragiles de mémoire. Jean Denant, dont une des préoccupations essentielles dans ses recherches est le chantier du bâti, investit les salles du musée pour une cohabitation traversée par l’architecture. « J’ai toujours envisagé la réalité de mon propre corps à travers l’architecture » confie-t-il, face caméra lors d’une déambulation dans la plus belle ZUP de France inondée de lumière, celle de son enfance, l’Île de Thau. Il observe ce chaos des chantiers, cette terre brutalisée, dont on ne peut pas imaginer qu’il sortira bientôt de nouveaux immeubles immaculés. Le chantier comme une métaphore de la nature humaine, s’édifier, s’effondrer, se dissoudre, reconstruire.

Le travail de Jean Denant ne se pose pas en accusateur, ne dénonce pas. De nombreuses œuvres de l’artiste sont très directement inspirées par une relecture de la modernité. Cette inspiration aurait bien pu honnir les excès architecturaux et urbanistiques d’un occident féroce dans sa façon brutale de dominer technologiquement la nature et les hommes. L’idéologie d’un fonctionnalisme positiviste a sans doute fait d’innombrables victimes civiles qu’aucun tribunal pénal international ne saurait indemniser. Grands ensembles de béton à la laideur repoussante de cages orthonormées, froideurs de coursives interminables, cheminements aberrants, matériaux industriels sans aucune qualité, absence de décors, conditionnement urbain stratégique, circulations exclusives, courants d’air, mobiliers aux lignes si pures qu’ils sont fragiles et impropres au confort, la liste est longue qui accuse cette modernité, hors sol, anti humaine, théorique, violente, physico-chimique et contre nature. Oublié Eupalinos qui pensait : « Il faut que mon temple meuve les hommes comme les meut l’objet aimé. »

Jean Denant s’empare de certaines de ces icônes modernes, les travaille à sa façon, sans ironie, sans pathos, sans chercher à mettre à l’index. Il regarde juste et oriente notre regard muet vers le brutalisme de nos habitats collectifs pour éclairer ces théories fonctionnalistes d’un autre âge. Ces ruines qui n’en sont pas, mais plutôt démolitions, démantèlements, mise en pièces sont assez jouissives en réalité et faute de dénoncer atteignent à la beauté de vanités inorganiques. Pour réconcilier l’homme et l’architecture, il faut en passer par ces torsions, ces démolitions avant de reconstruire. Le geste de frapper au burin ou taillader une surface de bois ou de plâtre pour figurer une mappemonde est symptomatique de l’état du monde. Pourtant ces cartes ne sont en rien politiques, mais d’une certaine façon, elles psychanalysent une certaine violence occidentale. « […] Et toi oubliée, tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde, échouée au Caves Rouges de Pali-Kao, sans musique et sans géographie, ne partant plus pour l’hacienda où les racines pensent à l’enfant et où le vin s’achève en fables de calendrier. Maintenant c’est joué. L’hacienda tu ne la verras pas. Elle n’existe pas. Il faut construire l’hacienda », cet extrait de « Formulaire pour un urbanisme nouveau » de Gilles Ivain, publié en 1958 dans le bulletin de « l’Internationale Situationniste » résonne en écho aux réflexions et travaux de Jean Denant. Chaque génération d’artiste est sommée de mettre à plat l’état du monde et l’observer, pour mieux le réinventer. Jean Denant pourrait un temps s’abstraire du monde quand il réalise avec une infinie patience ses woods graffitis seul à l’atelier durant des heures. Mais sur ces panneaux de bois qu’il grave se révèlent des images de guerre, d’ambulances, d’urgence. S’abstraire aussi quand il représente un sous-bois, dense et lumineux, sauf que la marque du fabricant de contreplaqué à bancher haute résistance est apparente comme un filigrane objectif qui nous séparerait définitivement du vrai monde. Au cœur du contreplaqué industriel, l’artiste révèle la mémoire du bois. Mais, il n’y a pas d’issue, le matériau qu’il soit de bois, de plâtre, de galva, de polystyrène extrudé, de maillechort ou d’acier, est toujours le produit d’une humanité conquérante, industrieuse et apte à son autodestruction. C’est implicite : nature manifeste, culture subreptice.

Pour cette exposition en cohabitation avec les lieux et les choses, l’artiste a modélisé certaines grandes cités d’urgence bâties durant les trente glorieuses. De ces reproductions en relief il fait un contre-moule pour que ces formes modernes, presque cristallines viennent terminer une colonne de béton à section carrée. Pilier de puissance, arbre de vie de la souche aux ramures, la colonne est ici minimale et tronquée par ces représentations de cités. Les colonnes interrompues, symbole de vie brisée, sont dressées dans l’axe du paysage extérieur, où l’on devine le dessin de l’ancienne cité portuaire de Lattes et, en arrière-plan, l’horizon pavillonnaire récent. En résonance aussi à ce paysage de ruines et de pavillons, au sol, ces formes imbriquées en mousse rigide de polyuréthane extrudé semblent indiquer une découpe d’un projet ou d’un plan à monter. Ici, Jean Denant a utilisé ce que l’on appelle les martyrs. Ces dessins involontaires qui viennent s’inscrire dans un matériau assez tendre destiné à supporter les dépassements d’usinage ou de sciages sont des formes de mémoire. Là encore. Dans ces pièces, la qualité plastique, graphique, la justesse des échelles, des matériaux et des teintes – plus que des couleurs – ajoutés à la très grande qualité du dessin imposent le travail de Jean Denant. L’acuité de son regard qui indexe la modernité autant que ces environnements que nous ne savons pas voir et l’originalité de ses choix plastiques radicaux mettent l’observateur dans une position de regard fœtal : qu’avons-nous vu vraiment et que savons-nous voir ? C’est avec les matériaux propres à l’univers du bâtiment que les œuvres sont faites et d’une certaine façon, cette pratique évoque ce que les Japonais nomment le Seiryoku Zenyo, stratégie qui consiste en la meilleure utilisation de l’énergie de l’adversaire pour l’abattre. Comme pour ré-enchanter l’état du monde, un nuage de néons survole les installations. Il y a quelque chose de cosmique dans ce mobile lumineux. Pourtant, Jean Denant a souvent utilisé autrement ce type d’éclairage rectiligne, pâle et industrieux, génétiquement compatible avec le placo-plâtre et le béton. Mais ici, le mobile semble s’évader, comme s’il passait de l’état solide à l’état gazeux vers de nouveaux paradigmes. Comme si l’artiste nous proposait d’autres points de fuite afin d’échapper un tant soit peu à cette cruelle orthodoxie du mot « moderne ».

Philippe Saulle, avril 2016

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DATE

2016

LIEU

Musée Archéologique Henry Prades, ,FR

TYPE

Exposition monographique

COMMANDITAIRE

Montpellier Agglo

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